Biographie de Paul Gauguin

Dates principales de la vie de Paul Gauguin

1848 – Naissance le 7 juin à Paris , fils de Clovis Gauguin et de Aline- Marie Chazal,
descendante du vice -roi du Pérou
1845 – Les Gauguin s’exilent à Lima (Pérou) pour quatre années
1865 – Il est engagé comme matelot dans la marine marchande française
1867 – Décès de sa mère
1873 – Paul Gauguin épouse Mette Gaad, originaire du Danemark.
1876 – Encouragé par Pissarro qui lui présente Cézanne , il fait ses débuts au Salon
1884 – S’installe dans la famille de Mette à Copenhague au Danemark
1887 – Voyage à Panama puis en Martinique
1889 – Gauguin se rend à Arles où il rencontre le tumultueux Van Gogh
1895 – Il repart, pour ne plus jamais revenir, vers Tahiti , “l’île odorante”
1898 – Il tente de se suicider, en vain
1903 – Paul Gauguin est retrouvé mort le 8 mai

Biographie détaillée de Paul Gauguin (1848 – 1903)

M. Paul. Gauguin est né de parents, sinon très riches, du moins qui connurent l’aisance et la douceur de vivre. Son père collaborait au National, d’Armand Marrast, avec Thiers et Degouve-Denuncques. Il mourut en mer, en 1852, au cours d’un voyage au Pérou, qui fut, je crois bien, un exil. Il a laissé le souvenir d’une âme forte et d’une intelligence haute. Sa mère, née au Pérou, était la fille de Flora Tristan, de cette belle, ardente, énergique Flora Tristan, auteur de beaucoup de livres de socialisme et d’art, et qui prit une part si active dans le mouvement des phalanstériens. Je sais d’elle un livre: Promenades dans Londres, où se trouvent d’admirables, de généreux élans de pitié. Paul Gauguin eut donc, dès le berceau, l’exemple de ces deux forces morales où se forment et se trempent les esprits supérieurs: la lutte et le rêve. Très douce et choyée fut son enfance. Elle se développa, heureuse, dans cette atmosphère familiale, tout imprégnée encore de l’influence spirituelle de l’homme extraordinaire qui fut certainement le plus grand de ce siècle, du seul en qui, depuis Jésus, s’est véritablement incarné le sens du divin: de Fourier.

 l’âge de seize ans, il s’engage comme matelot pour cesser des études qui coûtaient trop à sa mère; car la fortune avait disparu avec le père mort. Il voyage. Il traverse des mers inconnues, va sous des soleils nouveaux, entrevoit des races primitives et de prodigieuses flores. Et il ne pense pas. Il ne pense à rien, du moins, il le croit, il ne pense à rien qu’à son dur métier auquel il consacre toute son activité de jeune homme bien portant et fortement musclé. Pourtant, dans le silence des nuits de quart, inconsciemment, il prend le goût du rêve et de l’infini, et, quelque fois, aux heures de repos, il dessine, mais sans but aucun et comme pour “tuer le temps”. Sensations courtes, d’ailleurs, et qui n’ont que de faibles répercussions dans son être cérébral; brèves échappées sur les lumineux, sur les mystérieux horizons du monde intérieur, tout de suite refermés. Il n’a point encore reçu choc; il n’a point encore senti naître la passion de l’art qui va s’emparer de lui et l’étreindre tout entier, âme et chair, jusqu’à la souffrance, jusqu’à la torture. Il n’a, point conscience des impressions énormes, puissantes, variées qui, par un phénomène de perception insensible et latente, entrent, s’accumulent, pénètrent, à son insu, dans son cerveau, si profondément que, plus tard, rentré dans la vie normale, lui viendra l’obsédante nostalgie de ces soleils, de ces races, de ces flores, de cet océan Pacifique, où il s’étonnera de retrouver comme le berceau de sa race à lui, et qui semble l’avoir bercé, dans les autrefois, de chansons maternelles déjà entendues.

Le voilà revenu à Paris, son temps de service fini. Il a des charges; il faut qu’il vive et fasse vivre les siens. Paul Gauguin entre dans les affaires. Pour l’observateur superficiel, ce ne sera pas une des moindres bizarreries de cette existence imprévue, que le passage à la Bourse de ce suprême artiste, comme teneur de carnet chez un coulissier. Loin d’étouffer en lui le rêve qui commence, la Bourse le développe, lui donne une forme et une direction. C’est que, chez les natures hautaines, et pour qui sait la regarder, la Bourse est puissamment évocatrice de mystère humain. Un grand et tragique symbole gît en elle. Au-dessus de cette mêlée furieuse, de ce fracas de passions hurlantes, de ces gestes tordus, de ces effarantes ombres, on dirait que plane et survit l’effroi d’un culte maudit. Je ne serais pas étonné que M. Gauguin, par un naturel contraste, par un esprit de révolte nécessaire, ait gagné là le douloureux amour de Jésus, amour qui, plus tard, lui inspirera ses plus belles conceptions. En attendant, se lève en lui un être nouveau. La révélation en est presque soudaine. Toutes les circonstances de sa naissance, de ses voyages, de ses souvenirs, de sa vie actuelle, amalgamées et fondues l’une, dans l’autre, déterminent une explosion de ses facultés artistes, d’autant plus forte qu’elle a été plus retardée et lente à se produire. La passion l’envahit, s’accroît, le dévore. Tout le temps que lui laissent libre ses travaux professionnels, il l’emploie à peindre. Il peint avec rage. L’art devient sa préoccupation unique. Il s’attarde au Louvre, consulte les maîtres contemporains. Son instinct le mène aux artistes métaphysiques, aux grands dompteurs de la ligne, aux grands synthétistes de la forme. Il se passionne pour Puvis de Chavannes, DegasManetMonetCézanne, les Japonais, connus à cette époque de quelques privilégiés seulement. Chose curieuse et qui s’explique par un emballement de jeunesse, et, mieux, par l’inexpérience d’un métier qui le rend mal habile à l’expression rêvée, en dépit de ses admirations intellectuelles, de ses prédilections esthétiques, ses premiers essais sont naturalistes. Il s’efforce de s’affranchir de cette tare, car il sent vivement que le naturalisme est la suppression de l’art, comme il est la négation de la poésie, que la source de toute émotion, de toute beauté, de toute vie, n’est pas à la surface des êtres et des choses, et qu’elle réside dans les profondeurs où n’atteint plus le crochet des nocturnes chiffonniers.

Mais comment faire? Comment se recueillir? Il est, à chaque minute, arrêté dans ses élans. La Bourse est là qui le réclame. On ne peut suivre, en même temps, un rêve et le cours de la rente, s’émerveiller à d’idéales visions, pour retomber aussitôt, de toute la hauteur d’un ciel, dans l’enfer des liquidations de quinzaine et des reports. M. Gauguin n’hésite plus. Il abandonne la Bourse, qui lui faisait facile la vie matérielle, et il se consacre tout entier à la peinture, malgré la menace des lendemains pénibles et les incertitudes probables des lendemains. Années de luttes sans merci, d’efforts terribles, de désespérances et d’ivresses, tour à tour. De cette période difficile où l’artiste se cherche, date une série de paysages qui furent exposés, je crois, rue Laffitte, chez les Impressionnistes. Déjà s’affirme, malgré des réminiscences inévitables, un talent de peintre supérieur, talent vigoureux, volontaire, presque farouche, et charmant avec cela, et sensitif, parce qu’il est très compréhensif de la lumière et de l’idéal qu’elle donne aux objets. Déjà ses toiles, trop pleines de détails encore, montrent, dans leur ordonnance, un goût décoratif tout particulier, goût que Paul Gauguin a, depuis, poussé jusqu’à la perfection dans ses tableaux récents, ses poteries d’un style si étrange, et ses bois-sculptés d’un art si frissonnant.

En dépit de son apparente robustesse morale, Paul Gauguin est une nature inquiète, tourmentée d’infini. Jamais satisfait de ce qu’il a réalisé, il va, cherchant, toujours, un au-delà. Il sent qu’il n’a pas donné de lui ce qu’il en peut donner. Des choses confuses s’agitent en son âme; des aspirations vagues et puissantes tendent son esprit vers des voies plus abstraites, des formes d’expression plus hermétiques. Et sa pensée se reporte aux pays de lumière et de mystère qu’il a jadis traversés. Il lui semble qu’il y a là, endormis, inviolés, des éléments d’art nouveaux et conformes à son rêve. Puis, c’est la solitude, dont il a tant besoin; c’est la paix, et c’est le silence, où il s’écoutera mieux, où il se sentira vivre davantage. Il part pour la Martinique. Il y reste deux ans, ramené par la maladie: une fièvre jaune dont il a failli mourir et dont il est des mois et des mois à guérir. Mais il rapporte une suite d’éblouissantes et sévères toiles où il a conquis, enfin, toute sa personnalité, et qui marquent un progrès énorme, un acheminement rapide vers l’art espéré. Les formes ne s’y montrent plus seulement dans leur extérieure apparence; elles révèlent l’état d’esprit de celui qui les a comprises et exprimées ainsi. Il y a, dans ces sous-bois aux végétations, aux flores monstrueuses, aux figures hiératiques, aux formidables coulées de soleil, un mystère presque religieux, une abondance sacrée d’Eden. Et le dessin s’est assoupli, amplifié; il ne dit plus que les choses essentielles, la pensée. Le rêve le conduit dans la majesté des contours, à la synthèse spirituelle, à l’expression éloquente et profonde. Désormais, Paul Gauguin est maître de lui. Sa main est devenue l’esclave, l’instrument docile et fidèle de son cerveau. Il va pouvoir réaliser l’oeuvre tant cherchée.

Oeuvre étrangement cérébrale, passionnante, inégale encore, mais jusque dans ses inégalités poignante et superbe oeuvre douloureuse, car pour la comprendre, pour en ressentir le choc, il faut avoir soi-même connu la douleur et l’ironie de la douleur, qui est le seuil du mystère. Parfois elle s’élève jusqu’à la hauteur d’un mystique acte de foi; parfois elle s’effare et grimace dans les ténèbres affolantes du doute. Et toujours émane d’elle l’amer et violent arôme des poisons de la chair. Il y a dans cette oeuvre un mélange inquiétant et savoureux de splendeur barbare, de liturgie catholique, de rêverie hindoue, d’imagerie gothique, de symbolisme obscur, et subtil; il y a des réalités âpres et des vols éperdus de poésie, par où Paul Gauguin crée un art absolument personnel et tout nouveau; art de peintre et de poète, d’apôtre et de démon, et qui angoisse.

Dans la campagne toute jaune, d’un jaune agonisant, en haut du coteau breton qu’une fin d’automne tristement jaunit, en plein ciel, un calvaire s’élève, un calvaire de bois mal équarri, pourri, disjoint, qui étend dans l’air ses bras gauchis. Le Christ, telle une divinité papoue, sommairement taillé dans un tronc d’arbre par un artiste local, le Christ piteux et barbare est peinturluré de jaune. Au pied du calvaire des paysannes se sont agenouillées. Indifférentes, le corps affaissé pesamment sur la terre, elles sont venues là parce que c’est la coutume de venir là, un jour de Pardon. Mais leurs yeux et leurs lèvres sont vides de prières. Elles n’ont pas une pensée, pas un regard pour l’image de Celui qui mourut de les aimer. Déjà enjambant des haies, et fuyant sous les pommiers rouges, d’autres paysannes se hâtent vers leur bauge, heureuses d’avoir fini leurs dévotions. Et la mélancolie de ce Christ de bois est indicible. Sa tête a d’affreuses tristesses; sa chair maigre a comme des regrets de 1a torture ancienne, et il semble se dire, en voyant à ses pieds cette humanité misérable et qui ne comprend pas: “Et pourtant, si mon martyre avait été inutile?”

Telle est l’oeuvre qui commence la série des toiles symboliques de Paul Gauguin. Je ne puis malheureusement pas m’étendre davantage sur cet art qui me plairait tant à étudier dans ses différentes expressions: la sculpture, la céramique, la peinture. Mais j’espère que cette brève description suffira à révéler l’état d’esprit si spécial de cet artiste, aux hautes visées, aux nobles vouloirs.

Il semble que Paul Gauguin, parvenu à cette hauteur de pensée, à cette largeur de style, devrait acquérir une sérénité, une tranquillité d’esprit, du repos. Mais non. Le rêve ne se repose jamais dans cet ardent cerveau; il grandit et s’exalte à mesure qu’il se formule davantage. Et voilà que la nostalgie lui revient de ces pays où s’égrenèrent ses premiers songes. Il voudrait revivre, solitaire, quelques années, parmi les choses qu’il a laissées de lui, là-bas. Ici, peu de tortures lui furent épargnées, et les grands chagrins l’ont accablé. Il a perdu un ami tendrement aimé, tendrement admiré, ce pauvre Vincent Van Gogh, un des plus magnifiques tempéraments de peintre, une des plus belles âmes d’artiste en qui se confia notre espoir. Et puis la vie a des exigences implacables. Le même besoin de silence, de recueillement, de solitude absolue, qui l’avait poussé à la Martinique, le pousse, cette fois, plus loin encore, à Tahiti où la nature s’adapte mieux à son rêve, où il espère que l’Océan Pacifique aura pour lui des caresses plus tendres, un vieil et sûr amour d’ancêtre retrouvé. Où qu’il aille, Paul Gauguin peut être assuré que notre piété l’accompagnera.

Texte paru originalement dans l’Écho de Paris, le 31 mars 1891. Repris dans Des artistes, recueil de textes d’Octave Mirbeau, Flammarion, 1922-1924, Paris, tome I, pages 122 et suiv.

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